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Le Pôle Nord s’était refroidi beaucoup plus vite qu’on n’aurait pu l’espérer. Les géologues avaient bâti en très peu de temps des théories fort judicieuses et d’après lesquelles on pouvait craindre que non seulement il ne se refroidît pas, mais qu’il continuât à se réchauffer.
Les faits semblèrent tout d’abord leur donner raison. Une fois la pluie arrêtée, les nuages disparus, un ciel brûlant pesa sur la moitié nord du monde. Les quelques Esquimaux qui avaient survécu aux inondations périrent d’insolation, les Norvégiens et les trappeurs du grand Nord canadien durent abandonner leurs skis pour chausser des espadrilles de corde, les couturiers parisiens lancèrent la mode des seins nus et de la jupe à mi-cuisses, les Français fortunés partirent en villégiature sur la Côte d’Azur pour trouver un peu de fraîcheur. Les ours blancs, les phoques, les pingouins, émigrèrent vers l’Equateur et périrent en grand nombre au cours de leur voyage. Par des itinéraires compliqués, les lions, les éléphants, les chacals, les girafes, les tigres envahirent l’Europe. On vit un beau jour une famille de crocodiles s’ébattre sous le Pont des Arts. Les fermiers beaucerons commençaient à tirer des plans pour planter l’ananas, l’arachide et le caféier.
Mais l’équilibre habituel des climats se rétablit au cours de l’hiver qui suivit la G. M. 3. Quand le soleil polaire se coucha pour six mois, les eaux un moment libérées se figèrent de nouveau dans leur immobilité minérale et la neige recommença de tomber sur les sombres étendues. Les Norvégiens rechaussèrent leurs skis, les Parisiennes rallongèrent leurs jupes et sortirent leurs fourrures, les Français fortunés demeurèrent sur la Côte d’Azur, mais cette fois pour y avoir chaud.
Ce qui avait été le plus à craindre, c’était une brusque modification de l’équilibre du globe terrestre, provoquée par la disparition de l’énorme poids des glaces accumulées au Pôle. La Terre aurait pu basculer, tourbillonner quelque temps sur elle-même et peut-être sortir de son orbite avant de trouver une stabilité nouvelle. En réalité, il s’était bien produit un léger commencement de rotation du nord vers le sud et du sud vers le nord, mais il s’était arrêté aussitôt et se traduisait par une modification des latitudes tellement infime que les savants se disputaient déjà à son propos sur des millièmes de degré. Le monde matériel s’affirmait plus solide que ne l’avaient craint les prophètes de malheur. Les hommes, rassurés, pouvaient continuer à s’amuser avec lui.
La civilisation atomique reprit de plus belle sa marche en avant. En quelques mois, les ruines furent rasées, déblayées, remplacées par des villes neuves. La plupart des villes nouvelles affleuraient à peine à la surface du sol. Les maisons d’habitation, les usines, les édifices publics, étaient enfoncés dans la roche, le sable ou l’argile. Les fouisseuses atomiques avaient creusé à une vitesse fabuleuse les emplacements des nouvelles cités. Avec les terres de déblaiement on avait édifié des collines boisées, parsemées de bungalows vieillots, construits dans le style ancien pour les week-ends. Grâce aux molémoteurs ménagers ou collectifs, les villes enterrées, que leur situation mettait à l’abri des caprices des saisons, jouissaient d’une lumière constante, d’une température qui variait au moindre caprice des habitants de chaque appartement, d’un air purgé de ses poussières aux portes même de la ville. Enfin elles se trouvaient à l’abri des bombardements éventuels. Bien sûr, on venait d’entrer dans l’ère de la Paix Universelle, mais tout de même il valait mieux se montrer prévoyant…
M. Gé craignait que la paix durât assez longtemps pour permettre à l’industrie de guerre de faire des progrès qui mettraient en péril même l’Arche enterrée. Il venait de charger Lucien Hono d’une nouvelle tâche. Celui-ci, en ricanant, s’était mis au travail. M. Gé n’était pas certain du tout de persister dans son désir de sauver l’humanité de la destruction complète. Mais il voulait, éventuellement, être prêt à le faire.